T
out a commencé ici, à Sainghin-en-Mélantois, le 17 mai 1940, avec cette interpellation de Madame Josson :
– Jean, est-ce que tu ne pourrais pas me conduire à Dinard pour y retrouver mon petit-fils ?
– Mais, Madame, je n’ai jamais conduit de voiture, je ne peux pas vous conduire à Dinard !
J’avais 19 ans, elle en avait 70, elle répliqua :
– Oh, je croyais que tu aurais pu faire ça pour moi !
Madame Josson, la dame du château, était notre voisine. Elle se retrouvait toute seule car son fils avait été mobilisé. Sa belle-fille venait de partir à Dinard avec son petit-fils Gilbert, né le 3 mai 1940.
Suite à un accident dans son enfance, qui lui avait gravement endommagé une jambe, et âgé de moins de 20 ans, mon père n’avait pas été mobilisé.
Il était donc un des rares jeunes encore présents dans le village en 1940.
Nous nous sommes quittés sur ces paroles et puis, je n’ai cessé de penser à ce qu’elle m’avait demandé. Ça me turlupinait tellement que je suis allé trouver Monsieur Sonneville1 que je connaissais bien et qui savait conduire ; je lui ai demandé :
– Tu voudrais bien me faire voir comment on conduit une voiture ?
Nous sommes retournés au château. Madame Josson nous a montré ses voitures qui attendaient dans le garage. Il y en avait deux, une Ariès et un superbe Cabriolet Licorne.
Monsieur Sonneville est monté dans le Cabriolet et m’a montré comment le mettre en route : marche avant, marche arrière, etc… On a fait 500 mètres dans le parc du château. Puis je suis allé trouver Madame Josson et je lui ai dit :
– C’est d’accord
Elle m’a répondu :
– Très bien, nous partons dimanche !
Le 19 mai 1940, j’emmenais Madame Josson et sa dame de compagnie, Jeanne Goguillon, sans avoir jamais conduit, sous les bombardements, en pleine évacuation, dans la cohue de tous les départs, des charrettes, des voitures d’enfants, des bicyclettes, des brouettes, des chevaux. Il y avait très peu de voitures. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’exode. Les gens de Sainghin partaient presque tous. Les anciens gardaient l’horrible souvenir de l’occupation allemande pendant la Guerre de 14. Ils n’imaginaient pas que la France entière serait occupée. Mon père avait toujours dit à ma mère :
– II ne faut pas que les garçons restent ici sous l’occupation allemande.
Les cultivateurs attelaient leurs chevaux et quittaient tout, à leurs risques et péril. Ce voyage fut parfois mortel pour certains. La famille Sonneville est partie du côté de Châteauroux pour revenir à Sainghin, fin 40.
Il fallait donc se faufiler dans cette bousculade, il nous arrivait de suivre des gens avec des poussettes pendant cinq ou six cents mètres. Les routes étaient très encombrées, les militaires montaient d’un côté, les civils descendaient de l’autre. Nous avons emprunté les « grands axes », Amiens, Bernay2, Rouen. Mais en partant le dimanche après-midi, nous ne sommes arrivés que le mardi matin à Dinard. Nous faisions des étapes de temps en temps, pour aller aux toilettes, chez l’habitant. Nous avons pris de l’essence à Petit-Quevilly, près de Rouen. Là aussi, nous nous sommes arrêtés, derrière une église, pour dormir dans la voiture.
Quand nous sommes arrivés à Dinard, je me suis retrouvé à l’hôtel, seul avec Madame Josson et sa dame de compagnie. Je ne voulais pas rester dans cette situation plus longtemps. J’avais 19 ans…
Je suis donc allé à la mairie pour demander si je pouvais trouver une chambre et un emploi ; on me donna un « bon de logement » et je fus envoyé chez Madame Levavasseur au 17, rue des Écoles où il y avait une chambre à louer.
À la mairie, la secrétaire m’a demandé :
– Qu’est-ce que vous cherchez comme emploi ?
et j’ai répondu:
– Chauffeur
– Vous avez un permis ?
– Non, bien sûr !
– Je vous fais un papier !
Le papier de recommandation dans la poche, je fus envoyé chez un marchand de vin qui cherchait un chauffeur depuis que son fils avait été mobilisé. L’employé qui lui restait ne savait pas conduire le camion.
Je suis arrivé dans la cour, chez le patron, et je lui ai présenté mon papier:
– Ah vous êtes envoyé par la mairie ?
– Oui
Il ajouta :
– C’est pour conduire ce camion !
C’était un 5 tonnes, avec cabine avancée. Il me parut énorme…
Je gardai mon sang-froid et répondis :
– Je n’ai jamais conduit ce modèle-là, si vous voulez bien m’indiquer comment on le met en route et comment on passe les vitesses.
– Entendu, montez-là !
Je suis monté dans le camion, à côté de lui, mais séparé de lui par le moteur. Il m’a montré la marche avant, la marche arrière. Il fallait faire un S en marche arrière pour garer le camion là où il voulait. Il est descendu. J’ai pris le volant. Je tremblais de peur. J’ai réussi la manœuvre d’une seule traite. Je vois encore cette brave dame, sa femme :
– Mon p’tit gars, on voit que tu sais conduire, toi ! Car mon fils, il n’a jamais su faire cela d’une seule manœuvre !
J’ai pensé :
– Ma pauvre vieille, si tu savais !
Je suis resté travailler là pour faire des livraisons chez les particuliers à Saint-Lunaire. Les brasseries La Semeuse avaient leurs livreurs qui passaient dans les maisons toutes les semaines en faisant du porte-à-porte pour livrer de l’eau minérale et de la bière. On appelait ça un « carton brasseur ».
Cela jusqu’au 19 juin au matin. Quand je suis arrivé, ce matin-là, à 6h30, le patron m’accueillit avec les mots suivants:
– T’as entendu l’appel du général ?
– Quel appel ?
Je n’étais pas au courant des dernières nouvelles. II n’y avait pas de radios comme aujourd’hui ! J’ai répété :
– Quel appel ?
– Y a un général qui appelle en Angleterre, il demande aux volontaires de le rejoindre pour continuer la lutte !
Je ne me souviens pas lui avoir répondu. Il m’a mis la main sur l’épaule et m’a dit:
– Si j’avais dix ans de moins, je partirais avec toi !
Le patron a sorti son portefeuille, il m’a donné quelques billets et m’a embrassé en me souhaitant bonne chance. Je suis retourné au 17, rue des Écoles pour prendre ma valise.
Ma première idée, pour embarquer vers l’Angleterre, fut de descendre la rue qui allait vers la mer. À Dinard, c’est l’Avenue de la Mer. J’étais en train de descendre cette rue quand j’ai croisé des marins qui poussaient une voiture. Eux, ils montaient ! Ils revenaient de la mer !
Ils étaient cinq marins, en uniforme, avec leur béret à pompon rouge. Quatre d’entre eux poussaient, et le cinquième était au volant. Ils remontaient la rue avec peine. À un moment, ils se sont arrêtés à ma hauteur. Je leur ai demandé :
– Qu’est ce qui se passe ?
– On ne sait pas mettre en route cette voiture, alors on pousse !
– Faites voir !
J’ai pris place du conducteur, j’ai repéré les boutons, et j’ai mis voiture en route.
– Tu sais conduire ?
m’ont-ils demandé.
– Oui !
– Alors, direction Brest !
Je les ai emmenés dans ce cabriolet vert !
À l’entrée du port, à Brest, les marins ont été bien accueillis. On leur a indiqué les navires de guerre dans lesquels ils pouvaient embarquer.
Quant à moi, les vigiles n’ont rien voulu savoir. Impossible de me laisser monter. J’ai donc laissé mes camarades d’un voyage et j’ai gardé la voiture.
Quand je les quittais, voyant ma déception, un vigile m’a dit:
– Écoute, si tu veux avoir une chance de partir en Angleterre, descends sur Douarnenez, là il y aura des départs.
Je ne sais pas d’où il tenait ce renseignement. Je suis parti sur Douarnenez comme un grand, avec la voiture, toujours sans savoir à qui elle appartenait.
En arrivant à Douarnenez, je suis descendu de voiture avec ma petite valise et suis allé boire un verre dans un café pour reprendre mes esprits.
Quand je suis sorti du café, un gars, qui m’avait sans doute repéré dans le café, est sorti en même temps que moi. Sur le trottoir, il s’est rapproché de moi et m`a bousculé en me donnant un coup sur l’épaule, alors que le trottoir était suffisamment large pour deux personnes. Il m’a posé la question :
– T’es des nôtres ce soir ?
Je l’ai regardé, surpris. Il ajouta:
– 16 h 30 sur le port !
Bien sûr, il avait compris que j’étais réfugié. Je n’avais rien d’un breton de Douarnenez, avec ma petite valise.
Dans l’après-midi, toujours avec ma petite valise, je suis descendu vers le port, laissant la voiture.
Il n’y avait rien de spécial. J’ai vu des pêcheurs en train de charger des caisses sur le chalutier « Ma Gondole » ; la scène était banale sur un port et j’ai pensé que le renseignement était faux.
Cependant, à un certain moment, en regardant de plus près, à ma grande surprise, j’ai compris que les jeunes qui se joignaient aux pêcheurs en prenant des caisses sur le quai pour les mettre dans le chalutier, rentraient dans le bateau mais n’en ressortaient pas. J’ai donc fait de même.
J’ai mis ma valise dans une caisse, puis je suis monté dans le bateau.
Et j’y suis resté.
C’est ainsi que j’ai gagné l’Angleterre …
Le « Ma Gondole » appartenait à Paul-Edouard Paulet, né à Paris en 1897. Celui-ci, après des études de droit, s’était lancé dans la conserverie de poissons. La marque de ses usines existe toujours : « Petit Navire ». Le 19 juin, quelques jours avant l’arrivée des Allemands, Paulet, propriétaire du maquereautier de 20 mètres, « Ma Gondole », avec pour patron Joseph Mezou, décide de rejoindre le Général de Gaulle à Londres. Il fait embarquer à bord son stock de conserves, puis recueille tous ceux qui désirent rejoindre la France Libre, en particulier des étudiants, de jeunes ouvriers, des amis et quelques réfugiés du Nord de la France. Ils sont environ 53 à bord, y compris les trois hommes d’équipage.
Extrait d’un bulletin d’information du Finistère – Section Douarnenez du 26 septembre 1998, à l’occasion de l’inauguration de la « Promenade Paul-Edouard Paulet »
Paulet est de l’expédition de Dakar, des opérations du Cameroun et du Gabon. Affecté aux Transmissions, il est au combat en Érythrée, en Syrie et enfin en Libye. À Bir Hakheim, il est maréchal des Logis. Le 11 juin, il est capturé avec des centaines de camarades. Le 16 août 1942, les prisonniers sud-africains, indiens, français libres et autres embarquent sur le transport de troupes italien. Tout neuf, ne portant pas les marques d’un navire-hôpital et de transport de prisonniers qu’il était devenu, il est torpillé par un sous-marin allié. Les deux torpilles vont tuer des centaines de soldats, dont Paulet et des dizaines d’autres français libres.
Le malamok ‘Ma Gondole’ (ce n’était pas un chalutier) a continué sa carrière après ce voyage en Angleterre. Quelques informations complémentaires peuvent être consultées dans cette page dédiée au malamok.
- M. Sonneville était transporteur et avait un camion. C’était une des rares personnes de Sainghin-en-Mélantois à être motorisée. On comptait à l’époque six voitures et six téléphones dans tout le village. Par la suite, M. Sonneville est devenu mon beau-père. ↩︎
- Quand ils passaient à Bernay, les gens du Nord marquaient leur nom dans un poulailler, pour avertir les suivants de leur passage. Nous avons trouvé ainsi les noms de Sonneville, Masse, Bodumont. ↩︎
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